Alicia Keys fait ses vocalises dans la radio du taxi tandis que je regarde le paysage défilé, comme si je connaissais déjà New-York. Le front collé contre la vitre, je pense à l'opportunité que je me suis créé, au culot soudain que j'ai eu de contacter ce mannequin renommé pour mes créations. J'aime mon travail et ce qu'il représente, mais il y a cette angoisse constante. L'angoisse du jugement, du rejet. Toutes les critiques sont bonnes à prendre parait-il ; j'espère qu'elles ne seront pas destructrices. Après tout, c'est ça New-York : une nouvelle vie, de nouvelles opportunités, de la chance et des paillettes dans les yeux. En mettant les pieds ici, c'est ça mon but : upgrader jusqu'à la renommée, jusqu'à la reconnaissance de mon travail, jusqu'à ce que Chanel Iman porte mes robes, et William Wallace mes costumes. Je me dois d'assurer ; hors de question que je rentre bredouille ce soir.
Le taxi s'arrête devant un grand pub sur deux étages, dont la façade est recouverte de baies vitrées. L'enseigne lumineuse promet déjà de la grandeur. Voilà pourquoi j'aime cette ville. Pour son spectacle. Balançant un billet au chauffeur, je sors du taxi, armée de mes cinq classeurs, tous de tailles différentes.
- Hé, mon pourboire ? me lance le conducteur par la fenêtre.
Je rêve, c'te raclure. Tournant les talons avec arrogance, je lui adresse mon plus fidèle doigt d'honneur qu'il pourra gentiment se fourrer dans le cul quand je serai partie. J'habite pas Manhattan, je ne suis pas encore Crésus. Mais peut-être que ce rendez-vous m'ouvrira une porte vers la fortune.

La boule au ventre, le cerveau focus, je pousse la porte du café et pénètre dans une ambiance totalement féerique. Décoration subtile, très verte, aux lumières tamisées dans certains coins et brute dans d'autres. Très art nouveau. Plutôt original comme lieu de rendez-vous, mais totalement créatif. Peut-être y a-t-il une raison à tout cela. Le rez-de-chaussée étant blindé de buveurs de café frappé et de bière, je monte d'un pas décidé au premier étage et aperçois immédiatement le visage du jeune mannequin posté de l'autre coté de la salle, le regard perdu à travers la fenêtre. Ces new-yorkais sont indéniablement charmants, ce n'est pas une légende. D'un pas décidé et fier, je marche jusqu'à lui et le sors de ses songes.
- Bonjour M'sieur Wallace.
Je lui offre mon plus grand sourire alors qu'il sursaute. Toujours faire bonne impression.
- Chouette idée ce bar !
Et avant même qu'il ne réponde, je m'assieds en face de lui et pose mes classeurs sur mes genoux. La vue donne sur la rue blindé de Manhattan, et je repère la voiture de mon chauffeur de taxi qui s'est embourbé dans des bouchons. Bientôt Crésus hein.. Bordel, la boule dans mon bide refait surface. J'aurai du m'en fumer une avant de rentrer.

@William Wallace

Les bras tatoués, les cheveux libérés, ce type est tout ce que j'aime dans le mannequinat. Sur ses clichés, il inspire la rébellion, la mélancolie derrière une certaine forme de souffrance. Moderne et intemporelle à la fois. Maintenant que je le vois en vrai, il semble beaucoup plus calme et convivial. Son sourire me met à l'aise ; je suis ravie de savoir qu'il ne fait pas parti de ces raclures du show-business. Je lâche un large sourire amusé lorsqu'il me parle de son père. J'aime bien son attitude.
Dès lors, il m'annonce que je n'ai pas communiqué avec lui mais son agent car il était à Paris. Sans feindre la surprise, je ravale ma salive. Tout son blabla semble très professionnel. Attendons de voir ce qu'il va dire quand je lui annoncerai que mon passif de créatrice se résume au vieil atelier de rénovation de ma mère récemment vendu à Nevada City.
- Oh, c'est très gentil. Venant de vous, c'est flatteur.
Son premier compliment me soulage d'un poids et repousse un peu plus loin ma timidité. Ravie de savoir qu'il connait mon talent. En tout cas qu'il l'admet.
- Le décalage horaire ne vous a pas trop achevé, ça va ?
Paris n'est pas la porte à côté. La ville du romantisme, au fond, ne m'attire pas du tout. Elle me fait penser à mon père : française, douce et belle, mais cruelle, sale et bruyante. Je n'y ai mis les pieds qu'une seule fois et cela m'a suffit. Paradoxalement, c'est la ville de la mode et du glamour. Ces aspects-ci me séduiront peut-être lorsque j'aurai accès à l'envers du décor, qui sait...
Tel un habitué, William appelle le serveur qui accours, et je commande un café noir. De quoi réveiller l'artiste en moi, ou du moins la secouer assez pour envoyer du lourd.
- Oui et ben, quelqu'un a eu l'idée d'inventer internet et le GPS alors, pour l'instant je m'en sors. Mais cette ville est tellement grande, je ne suis pas sure de pouvoir tout découvrir en une seule vie.

@William Wallace

Il reste humble lorsque je lui parle de flatteries. Certainement pour rester poli, mais sa simplicité me touche. Je crois lire sur son visage de la sincérité quand il m'annonce qu'il serait ravi de porter mes tenues. Jusqu'ici j'avais toujours créé beaucoup de vêtements féminins, de robes chics ou de jupons en dentelles. Mais la collection que je prépare est au delà de tout changements.
- C'est vrai ? Les modèles que je vous ai envoyé vous ont plu ?
Mon visage s'illumine de joie en apprenant son goût pour mes créations. Moi qui avais si longtemps hésité entre une vingtaine de costumes extravagants, coupé une trentaine d'échantillons de tissus, trié des centaines de photos... Un long week-end de grande méditations pour n'envoyer que quatre modèles de vêtements pour homme. Je me suis constamment demandé et préparé à défendre mes choix s'ils n'allaient pas dans son sens. Son approbation franche me laisse penser qu'une collaboration prometteuse est peut-être en train de naître. Concrètement.
Le serveur -visiblement connaissance- de William s'approche de notre table pour prendre notre commande et revient en un temps record nous la déposer sur la table. Ça c'est une prouesse qui mérite un pourboire.
- Oh, j'adorerai découvrir cette ville oui.
Et l'idée qu'il m'en fasse découvrir me comble soudainement. Ce sera je pense, une très belle manière de savoir s'il comprend ce que je veux révéler dans ma vision de la mode.
Puis il me propose qu'on se tutoie. Oui, merci. Ces formules de politesse ne font que accentuer l'atmosphère cordiale et presque timide qui me stresse et m'étouffe. Je lâche un léger soupire en tentant de rester discrète. Je trouve ça extrêmement agréable d'avoir à faire à un homme qui vous met sur le même pied d'estal que lui, et que ne cherche pas à parler de hiérarchie. Simplement de passion.
- Oui, j'ai vingt-huit ans, mais tu es plus jeune que moi je crois bien ?
Je ris bêtement. Parce que nos années de différence sont justement la raison pour laquelle j'ai souhaité qu'il porte mes créations.
- Je peux être franche ?
Je ne compte pas passer par quatre chemins. Maintenant qu'il parle de travailler ensemble, je voudrais immédiatement parler projet avec lui. J'ai des idées, et ce sera quitte ou double.
- Le fait que tu sois plus jeune que moi c'est exactement que je voudrais. Je veux une image de fraîcheur à la jeunesse de demain, tout en révélant sa part d'obscurité. Et je trouve que tu dégages quelque chose de sombre qui me parle énormément. J'aime beaucoup ton style...
Mon regard ricoche sur son poignet tatoué quand mon assurance me quitte. Alors je plonge la petite cuillère dans mon café que je mélange avec deux sucres.
- Enfin, je n'sais pas si tu vois la même chose dans les photos que je t'ai envoyé, mais pour ma part j'adorerai travailler avec toi.

@William Wallace