Ça court et ça s'éparpille – ça a quelque chose d'euphorique, cette ambiance de fin de repét'. Les comédiens sont ici un peu costumiers, machinistes, metteurs en scène, et tout le monde met la main à la pâte pour ranger au plus vite votre peu de matériel avant que le gardien ne vienne fermer les locaux. Vous êtes des amateurs, Lysander – vous n'avez ni lieu de répet' attribué, ni budget conséquent dans un milieu où même les pro' manquent parfois d'argent. Vous êtes des p'tits oiseaux migrateurs, et vous vous adaptez – l'année dernière, un gymnase de quartier, cette année, l'auditorium d'une école que vous louez les mardi et vendredi soirs à prix réduit, parce que l'une des membres fondatrices de la troupe en connait bien la directrice.

Cette atmosphère passionnée mais un peu bordélique, elle t'avait manqué – côté boulot, les derniers mois ont été un peu chargés et, si t'as réussi à n'pas arrêter les cours de théâtre et d'impro que tu suis en bas de chez toi, t'as pas pu t'investir dans la troupe comme tu l'aurais souhaité. Le temps que ton emploi du temps ne redevienne plus light, t'avais ainsi manqué l'occasion d'avoir un rôle dans la petite pièce qui a été jouée deux soirs devant un public enthousiaste mais réduit, et t'as pu faire mieux que de faire un saut de temps à autre pour filer un coup de main. Maintenant, cette pièce est derrière vous, de nouveaux projets sont sur les roues, et toi tu fais ton joyeux comeback.

Arrivé un peu à la bourre ce soir, t'as passé l'essentiel de la séance à t'entretenir avec les principaux membres de la troupe, histoire de les assurer de ta fiabilité et de ta présence pour les mois à venir. Avec une grande gentillesse, ils t'ont ré-accueilli les bras ouverts, et t'as ensuite passé la fin de la soirée à t'enquérir des changements survenus depuis ta quasi-absence – membres vous ayant quitté, nouvelles têtes auprès de qui il te faudra aller te présenter – avant de retrouver ton pote Ben, vaillant hipster au rire gras fan de tragédies grecques, que t'aides à présent au rangement. Et c'est comme ça, alors que vous vous dirigez vers sa voiture, cartons d'accessoires dans les bras, que t'entres involontairement en collision avec quelqu'un – rien d'grave, le choc est pas violent, tu lâches pas ton carton et pivotes pour présenter tes excuses...

... sauf que le mec, Lysander, c'est au bas mot l'homme de ta vie.

Presque un mètre quatre-vingt de beauté solaire et de bouclettes à faire pâlir de jalousie l'Apollon du Belvédère te regarde et toi Lysander tu veux mourir – l'ange que tu viens de bousculer porte délicatement l'enfant de quelqu'un dans ses bras, et ce tableau divin irradie de perfection, tandis que tu dois avoir l'air si pataud avec ton affreux carton et tu dois absolument te calmer et respirer et t'excuser mais si t'ouvres la bouche maintenant tu ne te fais pas confiance pour ne pas juste l'embrasser.

« Lys' ? » Ben marchait quelques mètres devant toi, et a dû s'arrêter pour t'attendre – sa voix te parvient de manière lointaine, comme si on te maintenait la tête sous l'eau. « Tu viens ou quoi, on a pas toute la vie ! »

T'es pétrifié, Lysander. Complètement figé. Tu clignes des yeux, ébloui par l'existence de Bouclettes, et tu sens qu'une partie de ton cerveau essaye de mobiliser des années de charisme et d'aisance en société pour te sauver la mise – mais tu comprends que c'est peine perdue lorsque tu sens avec horreur tes lèvres s'entrouvrir pour dire d'une voix égarée « Hm. J'adore vos chaussures. »

Ta vie vient soudainement de devenir beaucoup trop compliquée.