New-York, New-York chantait Sinatra. La grosse pomme, comme on l’appelle, cette ville qui ne dort jamais, et appelle les jeunes gens à travers le monde comme le chant des sirènes charmait autrefois les marins. Gabrielle, elle, s’est sentie toute petite en arrivant. Son voyage, elle l’a préparé. Pendant des années. Elle savait donc qu’une fois à l’aéroport, elle devait prendre un bus ou un métro selon son heure d’arrivée, quels étaient les coins à éviter et quelles rues emprunter si elle n’avait d’autre choix que prendre un taxi. Quelque part, elle connaissait New-York sans jamais y avoir mis les pieds, par ses recherches, par les séries qu’elle a pu regarder, par l’ensemble de la culture pop. Pour autant, ça n’a pas suffi à atténuer son malaise. Pire, puisqu’une drôle d’impression lui a pesé, et la pèse encore depuis qu’elle est arrivée, l’impression d’être juste assez chez elle, parce que le dépaysement n’est pas total, mais en même temps, pas tout à fait…

Après quelques nuits d’hôtel, elle a trouvé une colloc’ qui rentre dans ses moyens. Juste de quoi rendre la ville un peu moins hostile, un peu plus chaleureuse. Pourtant, elle reste intimidée. Gabrielle, c’est une fille simple, une fille simple plus habituée aux forêts et aux champs qu’au buildings, habituée à ce que les voisins épient de la fenêtre de leur cuisine les autres voisins et commentent avec le facteur. Elle n’est pas accoutumée à l’indifférence des grandes villes, le stress permanent, tout faire vite, vite, vite…

Ce qui ne change pas, par contre, ce sont les animaux. Absolus, confiants. Le travail au refuge, elle l’a décroché tout de suite. Son CV était prêt, elle avait sa pochette avec elle. Débordée, avec peu de candidats, la responsable l’a tout de suite engagée, et elle a pu se mettre au travail. C’est peu, pas assez pour qu’elle puisse payer son loyer sans taper dans son pécule, mais elle a postulé pour bosser au zoo. Avec un peu de chance, ils lui diront oui et ça ira.

Depuis, elle y passe beaucoup de temps. Au moins quatre jours par semaine, bien que son contrat lui en demande beaucoup moins. Le fait étant que Gabrielle aime prendre soin des animaux, même si c’est un véritable crève-cœur de ne pas parvenir à tous les sauver. Aujourd’hui, la directrice l’a mise à l’accueil. Toute la journée, ce sera son rôle que d’accueillir les familles, et d’essayer de trouver avec lequel de leurs pensionnaires ça pourrait le mieux coller. Après trois placements heureux qu’elle espère demeurer ainsi, la petite blonde a plutôt la confiance quand elle revient dans la salle d’attente. Les personnes prétendant vouloir repartir avec un chien pouvant entrer dans le refuge à leur guise, mais pas voir les chiens directement, il leur est demandé de patienter en remplissant une courte fiche de renseignements. Un moyen pour le refuge de s’assurer que les bêtes qu’ils vont placer ne leur seront pas ramenée le mois suivant.

Sans regarder dans la salle, Gabrielle prend le dossier suivant. « Ayad ! » Elle scande, en lisant le nom de famille, se disant que, c’est amusant, c’est le même que Jahed. « Ayad Ja… » Sa voix meurt dans sa gorge, alors qu’elle relève les yeux, à la recherche de son ami d’enfance. Dans sa poitrine, son cœur caracole… Et s’arrête, la plongeant en apnée, quand elle voit que c’est bien lui qui se lève et s’avance. Incapable de respirer, incapable de penser les quelques secondes que durent son déplacement jusqu’à elle, le temps finit par reprendre sa course, et emporter avec lui le souffle de la jeune femme blonde, dont le sourire se fend, d’une oreille à l’autre. « Bonjour, Caramel… » Elle lui souffle, se voulant complice comme ils ont pu l’être petits. « A la recherche d’une nouvelle âme à sauver ? »

L'interrogation qui se peint sur les traits du chanteur n'a pas de prix, et fait s'illuminer le visage de Gabrielle d'un sourire gentiment moqueur. ça dure un peu. Elle se demande quand viendra le déclic, mais à aucun moment ne redoute qu'il ne vienne pas. Le devrait-elle? Peut-elle ne serait-ce que concevoir l'idée que Jahed ait pu l'oublier? Non. Dans le monde idiotement rose bonbon dans lequel vit la jeune femme, Jahed, toute star puisse-t-il être, ne peut pas l'avoir oublié. Question d'orgueil? Pas vraiment. Si l'orgueil avait été en cause, Gabrielle ne se serait pas plus posé la question que maintenant, mais cette fois parce qu'étant certaine qu'il l'aurait effectivement oubliée. Mais n'aurait-ce pas été le plus cruel des retours du destin que de les réunir de façon inopinée pour renvoyer dans le visage de Gabrielle son insignifiance et caractère dispensable? C'aurait été le plus sûr des moyens de lui faire lâcher définitivement l'affaire, et la pousser à se forcer à oublier Jahed.

Mais, finalement, les pièces du puzzle s'imbriquent et le déclic se fait. Quelques secondes de patience, c'est le seul tribu que la blonde aura dû payer pour retrouver son amoureux d'enfance, et l'accueillir entre ses bras, indifférente à l'allure méfiante du bodyguard. Après tout, elle n'a même pas esquissé un seul geste dans la direction du chanteur. Quelle raison aurait-il eu de s'en prendre à elle? Quoiqu'il en soit, avec ou sans lui, la jeune femme apprécie la spontanéité de Jahed, son naturel. Le fait qu'il soit si à l'aise lui permet d'elle-même être à l'aise, en dépit du temps qui les a séparé, et a élevé l'obstacle du statut entre eux. Après tout, maintenant, ils ne font plus partie du même monde. Le pakistanais, lui, évolue dorénavant parmi les étoiles alors que Gabrielle reste fermement ancrée sur le sol, se contentant d'avoir parfois la tête dans la lune ou de flirter avec les nuages.

Le moment est bref, et Gabrielle le déplore. Elle aurait aimé qu'il s'attarde un peu, pour avoir moins l'impression d'être une étrangère; elle aurait aimé passer la main dans ses cheveux et lui faire la remarque qu'elle devrait plutôt l'appeler "Barbe à papa" au lieu de Caramel, à cause de la couleur de ceux-ci, mais c'est sans doute trop demander. Alors elle se plie à son élan, accepte à son contrecœur son retrait, et hoche la tête en signe d'assentiment quand il lui dit être content de la revoir. C'est déjà ça. "A moi aussi ça me fait plaisir, Jahed. " Elle aurait volontiers, en dépit de l'endroit, pris quelques minutes supplémentaires pour discuter avec lui, de tout, de rien, de lui. Malheureusement, il la renvoie vite à son professionnalisme, lui rappelant qu'il n'est pas entrée ici pour elle, mais pour une mignonne petite boule de poils. Elle fait à nouveau "Oui" de la tête en parcourant les diverses informations consignées dans la fiche qui lui a été remise, et les commente, ses yeux sautant d'une information à l'autre, au fur et à mesure. "Tu as noté que l'animal n'est pas pour toi, mais pour une tierce personne. " Elle bute là-dessus, et relève ses iris vert noisette dans sa direction. "Tu connais le principe des refuges. L'idée, quand les animaux partent d'ici, c'est qu'ils trouvent une famille et ne reviennent pas. Je te fais confiance pour garder en tête que c'est toi qui devras assumer le chat si jamais la personne à laquelle tu le destines n'en veut pas, pour une raison x ou y. " Elle lui sourit avec douceur, avant d'avoir un regard pour son bodyguard, et de s'adresser à eux deux. "Par contre, si ça vous va à tous les deux, je préférerai que vous restiez ici le temps que Jahed choisisse s'il vous plaît. " Elle rassemble les papiers qu'elle glisse dans l'une des corbeilles à dossiers de l'accueil. "C'est plus facile quand une seule nouvelle personne est introduite auprès des animaux, et ça évite de tous les affoler. Il n'y a personne à part la gérante, là derrière, et elle est dans son bureau, si jamais ce sont les mouvements de foule qui vous angoissent... " Ce qu'elle peut tout à fait comprendre, bien sûr. Cela étant, même pour Jahad, même si ça doit beaucoup lui coûter de le contrarier, elle ne mettra pas le confort de ses pensionnaires à quatre pattes en péril.