Lizbeth le savait. Cette journée s’annonçait comme l’une des plus pourries depuis son arrivée dans la grande pomme. Tout avait commencé par l’ondée soudaine qu’elle s’était prise une fois sortie de chez elle pour rejoindre l’arrêt de bus. Car oui, Lizbeth était la seule employée de Mr. Melon à ne pas avoir son permis – chose que Andy, son patron, avait cautionné sans broncher. En même temps, elle n’avait pas besoin d’une voiture pour scanner des paquets de chips et des canettes de soda devant un lecteur.
Trempée de la tête aux pieds, elle salua le chauffeur et présenta sa carte pour aussitôt s’installer au fond du véhicule, ses écouteurs toujours dans les oreilles et ses cheveux dégoulinant d’eau sur ses épaules. Quelle belle journée en perspective ! songea-t-elle avant que le bus ne reprenne le cours de son trajet.

Il était ainsi huit heures et quart quand la jeune femme franchit le seuil de la supérette sous les regards amusés de Brandon et Hanna, ses collègues. Certains clients avaient même tourné la tête pour l’observer mais malheureusement pour eux, elle s’éclipsa directement vers la salle de pause destinée aux caissiers. Les cheveux inondés, les yeux cernés et la mine carrément déconfite : Lizbeth ne démarrait pas sa journée sous les meilleures auspices, c’était le cas de le dire.

Malgré ce début de journée chaotique, Mr. Melon fut bondé de dix heures à dix-huit heures. Ce n’était certes pas l’épicerie la plus réputée du quartier, mais elle offrait un bon rapport qualité-prix. De quoi ravir les petits jeunes qui passaient en coup de vent pour acheter des sachets de bonbons, mais aussi les personnes plus âgées qui venaient faire leurs infimes courses, à défaut de ne pas pouvoir prendre le métro pour rejoindre le centre-ville.
Lizbeth en voyait passer de toutes sortes : les hommes d’affaires qui faisaient un saut pour acheter le poulet rôti du soir, les enfants qui rentraient de l’école après une dure journée de cours, les étudiants qui venaient prendre leur alcool pour une énième soirée arrosée… tout. Mais bon, personne n’avait le temps de discuter et elle non plus. Elle ne se contentait que de souhaiter « une bonne journée » au moins une trentaine de fois et de passer au suivant, comme si de rien n’était.

L’horloge avait rapidement affiché les dix-neuf heures. La fin du travail approchait à grands pas. Trish, la doyenne des employés, avait déjà quitté son poste depuis vingt minutes, déambulant dans les rayons pour faire deux-trois courses. Elle était passée à la caisse de Lizbeth pour ensuite tirer une révérence digne des plus grandes pièces de théâtre au reste du personnel, son perpétuel sourire dessiné sur ses lèvres, et s’en aller. Et ce fut ensuite au tour de la jeune femme de quitter Mr. Melon pour rentrer. Andy la félicita une nouvelle fois pour son travail acharné, chose qu’elle apprécia – elle avait toujours peur de travailler dans le vide parfois mais ceci lui prouva le contraire.

Deux minutes après son arrivée sous l’abribus, le bus se pointa. Il n’avait – certes – aucun retard mais Lizbeth était juste pressée de rentrer chez elle, de se rouler dans sa couette et de regarder une série sur Netflix avec, comme bonne compagnie, un bol de Doritos.

Une fois montée dans le bus, elle prit soin de s’installer toute seule sur l’une des banquettes encore disponibles. Mais cette solitude fut de courte durée puisqu’une dame âgée prit place à ses côtés dès l’arrêt suivant. Lizbeth n’y prêta aucune attention, sa tête collée contre la vitre glacée et une musique de The 1975 dans les oreilles.

Plus les arrêts s’enchaînaient, plus le chauffeur roulait à une allure déchaînée comme dans les films de cascade en voiture. Alors que tout le monde pestait et peinait à tenir en équilibre, Lizbeth se retrouvait, une fois de plus, seule sur sa banquette pendant quelques instants, avant qu’une voix masculine ne l’interpelle pour lui demander de s’asseoir. Elle leva doucement les yeux vers le jeune homme, les sourcils haussés. Il arborait un sourire poli qui donnait presque envie à la jeune femme de le lui rendre. Mais elle se ravisa en dernière minute, préférant rester de marbre – c’était plus sûr. Elle finit par répondre d’un simple hochement de tête avant de se reconcentrer sur les plaques d’immatriculation des voitures qui passaient à côté du bus.

Lizbeth se rapprochait un peu plus du terminus, autrement dit, l’arrêt auquel elle descendait. Elle fut néanmoins surprise de voir que l’asiatique à ses côtés n’avait pas encore bougé. Par curiosité, elle tourna la tête dans sa direction.

« Vous descendez où ? » demanda-t-elle doucement en retirant son écouteur de son oreille droite.

Lizbeth ne s’attendait pas à ce qu’il lui réponde qu’il descendait au terminus, étant habituellement la seule à rester dans le bus jusqu’au dernier arrêt.

Lizbeth remit instinctivement son écouteur dans son oreille, acquiesçant la réponse de l’homme d’un mouvement de tête bref. Son regard se replongea sur l’extérieur, mais elle n’arrivait pas à distinguer grand-chose à cause de la buée présente sur la vitre.
Elle réfléchissait à comment pouvait évoluer sa vie ici, dans cette ville qui ne dort jamais. Elle ne connaissait pas grand monde – et elle ne faisait rien pour que cela s’arrange. Même Hanna, qui avait pourtant son âge, ne l’intéressait pas plus que ça.
C’était vrai : Lizbeth était insociable et n’avait pas envie de créer des liens bidons avec son entourage – ce n'était pas faute d’avoir essayé dans le passé. À quoi bon s’ouvrir aux autres si c’est pour ensuite se prendre le revers de la médaille ? Alors pour elle, s’attacher était devenu un signe de faiblesse, et elle n’était pas faible. Et puis, l’objectif premier de ce déménagement soudain était de s’éloigner de sa terre natale, où trônait sa famille adepte du « le boulot avant, les gosses après ». Maintenant que cet objectif était atteint, elle pouvait tenter d’aller de l’avant et tirer un trait sur les évènements révolus.
Mais qui disait aller de l’avant, disait rencontrer des gens. C’était comme si tout convergeait dans le fait de découvrir de nouvelles personnes, de nouvelles facettes, de nouvelles histoires. En fait, Lizbeth se voilait totalement la face : ce n’était pas parce qu’elle n’en avait pas envie, c’était simplement par peur d’être de nouveau déçue.

Quelques instants plus tard et à son grand étonnement, la jeune femme se retrouvait seule sur sa banquette, l’asiatique ayant changé de place. Elle l’observait de loin, voyant qu’il avait lui aussi collé sa tête contre la vitre. C’est peut-être pour ça qu’il a bougé ? Juste pour avoir un repose-tête ? se questionna-t-elle intérieurement. Elle haussa les épaules, profitant de la fin du trajet en silence.

Une fois arrivé au terminus, le bus s’arrêta net et le chauffeur annonça d’une voix rauque mais suave :

« Terminus ! Tout le monde descend ! »

Sur ces mots, il appuya sur le bouton pour ouvrir les portes. La brune ne perdit pas une seconde et se glissa hors du bus, saluant au passage le chauffeur d’un simple « au revoir » presque inaudible. Elle prit directement la route pour son immeuble, situé à un ou deux kilomètres à pied de l’arrêt, ses mains enfouies dans les poches de son blouson et ses écouteurs toujours plantés dans les oreilles.

Alors qu’une musique de The Neighbourhood se lançait, Lizbeth s’empressa de baisser le son en appuyant sur le bouton de son téléphone, planqué dans sa poche droite.
Elle se sentait suivie, mais elle ne voulait pas se retourner. Elle se dit que c’était peut-être son imagination, alors elle continua de tracer sa route, pressant quand même le pas. Elle ne voulait certainement pas se faire agresser ou même aborder par quelqu’un. Il faisait noir et forcément, même si l’heure n’était pas tardive, personne n’aimait traîner dans les rues obscures et désertes.

D’un coup, l’auteur des pas dans son dos vint jusqu’à la brune. Par réflexe, elle se raidit en le sentant désormais marcher à ses côtés. Ce ne fut que lorsqu’elle tourna la tête pour voir son visage qu’elle se calma, reconnaissant le type qui s’était installé avec elle dans le bus – elle s’attendait à un homme alcoolisé voire défoncé. Mais directement, il lui demanda si elle habitait dans le coin car – apparemment – il ne l’avait jamais vue par ici.

« Euh. Oui. Au bout de l’avenue Foster. » dit-elle calmement, les yeux rivés droit devant elle.

Lizbeth continua de marcher. Elle ne savait pas sur quel pied danser avec cet homme : si ça se trouve, c’était un dangereux psychopathe qui allait l’enlever et l’enfermer dans un sous-sol sombre et crasseux comme dans les films. Pourtant, il n’avait pas l’air méchant au premier abord. Elle le voyait plutôt comme quelqu’un de… perdu ?
Sans qu’elle ne s’y attende, il se justifia comme un enfant, sûrement pour ne pas paraître comme un « dangereux psychopathe ». Lizbeth sourit avant de le rassurer :

« Ne vous-… t’en fais pas. En revanche, je ne retiens pas tous les visages des clients de Mr Melon donc… je ne vois pas qui vous-… tu es. »

En effet, Lizbeth eut du mal à le tutoyer. Elle se dit que ça pouvait paraître plus « cool » de le faire alors bon, elle fit l’effort.

« Et toi ? Tu habites aussi dans le quartier ? »

Elle ne pressait plus le pas. Elle avait même ralenti la cadence, comme si pour une fois, éterniser la conversation avec quelqu’un ne la dérangeait pas plus que ça.

« Deux rues après la tienne… » avait répété Lizbeth dans sa tête. L’arrêt de bus était déjà à une bonne trotte de chez elle, alors de chez lui ? Elle finit par chasser cette réflexion de ses pensées, se disant que ce n’était pas important, et se reconcentra sur la route. Elle prit aussi le temps d’enlever les écouteurs de ses oreilles, simple mesure de respect envers le jeune homme, puis les rangea dans sa poche avec son téléphone.

Elle l’observa du coin de l’œil, lui et son sachet. D’abord elle essaya de déterminer son origine précise – il fallait dire que l’Asie était un grand continent avec beaucoup de pays différents. Elle hésita entre japonais et coréen mais gardait ses suppositions quelque part dans sa tête. Ensuite, elle abaissa le regard sur le sachet, curieuse de savoir ce qu’il contenait. Mais ça aussi, elle le gardait pour elle, ne voulant pas déranger l’homme avec des questions bêtes du genre : « Et t’es de quelle origine ? » ou « Je peux voir ce qu’il y a dans ton sachet ? ». Il la prendrait pour une folle à lier un peu trop curieuse.

Il lui posa alors une question, une question bateau c’était évident, mais une bonne question – finalement elle aurait peut-être pu poser les siennes. Peu importe, elle répondit calmement en déviant les yeux vers le lampadaire devant lequel ils s’apprêtaient à passer :

« Depuis exactement cinquante-huit jours. Ça ne fait pas longtemps que je traîne dans les parages… »

Elle tourna la tête une nouvelle fois vers le jeune homme, le voyant donc fermer sa veste, sans doute parce qu’il avait froid. Quant à Lizbeth, elle ne trouvait pas le temps désagréable, un peu de fraîcheur ne faisait pas de mal – si on extrait le fait qu’elle était trempée ce matin même.

Ils passèrent devant un petit restaurant. La brune tourna donc aussitôt la tête vers celui-ci, intéressée de savoir ce qu’ils pouvaient proposer. Elle observa la devanture, s’arrêtant un instant devant le menu pour le lire. Une fois ça de fait, elle pivota vers son acolyte de la soirée, lui conseillant de venir manger un bout ici avec des amis.

Problème. Lizbeth n’avait pas d’amis. Mais ça, encore une fois, elle se priva d’en parler. Après tout, pourquoi allait-elle déballer sa vie à un inconnu qu’elle ne connaît que depuis une bonne demi-heure ?

« Je n’y manquerai pas. Ça a l’air chouette en effet ! Tu y es déjà allé avec des amis pour me dire ça ? » questionna-t-elle avec un petit sourire.

Elle plongea ses frêles mains dans ses poches. Elle commençait à ressentir les petites brises de vent fraîches du début de soirée. Suite à quoi, ils se remirent en marche pour rejoindre leurs rues respectives.

L’embouchure vers laquelle Lizbeth tournait habituellement n’était plus qu’à quelques pas, et une fois arrivés, la jeune femme s’arrêta net, son corps se déportant entièrement vers le jeune homme qui l’accompagnait. Le lampadaire éclairait son visage et elle put ainsi se faire la remarque intérieurement : Je suis sûre que c’est un coréen.

« Je tourne ici… » fit-elle avant de hausser les épaules.

Cela faisait longtemps que la jeune caissière n’avait pas autant discuté avec quelqu’un, et il était vrai que ça lui mettait du baume au cœur. Cela dit, elle ne savait pas si elle allait le recroiser ou non. Seul le destin le savait, mais Lizbeth ne croyait pas en ce genre de choses.

« Moi je dois aller tout droit, je crois que nos chemins se séparent ici. » déclara alors le jeune homme en esquissant un fin sourire.

Lizbeth haussa une nouvelle fois les épaules, accompagnant néanmoins ce geste d’un petit sourire. Elle trouvait ce coréen très gentil et une chose était sûre, c’est qu’il ne lui voulait pas de mal. Ce n’était pas un dangereux psychopathe après tout. Qui plus est, il ne faisait pas partie du groupe des garçons forceurs qui traînait souvent dans Brooklyn, aux heures tardives.

Elle le vit sortir quelque chose de son sachet. Au début, elle ne parvenait pas à distinguer ce que c’était à cause de l’obscurité qui les entourait. Mais une fois qu’il lui tendit la chose en question, désormais éclairée par le lampadaire, elle l’attrapa doucement et observa la marque inscrite sur le plastique de cette barre chocolatée.
Il lui confia qu’elle ne devait sûrement pas connaître cette firme, étant donné qu’elle avait déposé ses valises cinquante-huit jours en arrière – presque deux mois en soi. Il ajouta que c’était « vraiment une tuerie », suite à quoi, les lèvres de Lizbeth s’étirèrent en un énième sourire.
Il enchaîna directement sur sa présentation, ainsi qu’une petite remarque comme quoi ils seraient susceptibles de se revoir incessamment sous peu à cause de sa voiture – sûrement au garage.

Jun Soo. Un prénom qui sonnait bien coréen en soi. Elle aimait beaucoup les prénoms qui sortaient de l’ordinaire. Elle voulut savoir s’il y avait une signification particulière à ceci, car elle avait vu sur certains sites que les prénoms asiatiques pouvaient avoir des définitions aussi bien magnifiques que farfelues. Lizbeth s’abstint de lui en demander davantage et se contenta de dire :

« Si tu le dis. Je te donnerai mon avis la prochaine fois que nous nous recroiserons alors ! »

Elle finit par se présenter à son tour :

« Lizbeth. Lizbeth Larsen. Enchantée. »

Et sur ces derniers mots, les deux jeunes gens se séparèrent pour se diriger vers leurs domiciles respectifs. Jun Soo fit un dernier signe à Lizbeth en lui souhaitant une bonne soirée. Elle lui rendit simplement ses paroles, déambulant ensuite dans sa rue en direction de son immeuble, ses mains replongées dans les poches de son blouson.

La brune fut ravie de cette rencontre, pour le moins inattendue. Il n’avait pas cherché grand-chose de plus : il s’était limité à lui faire la conversation, lui parler du restaurant devant lequel ils sont passés plus tôt, du quartier, etc. Tout ce qu’il y avait de plus banal, mais quand même assez atypique pour Lizbeth.
Elle aurait bien envie de le revoir, car elle trouvait sa compagnie agréable, sans prises de tête. Il l’avait fait sourire et ça lui avait fait du bien. S’égarer de ses pensées profondes pendant quelques instants l’avait ressourcée. Le rêve américain commence bien !