Elizabeth Goldstein & Julian Miller

The night is still young

Soirée privée au Garden ce soir. Réservée aux membres et à ceux qui sont sur la liste – des superstars, des vedettes naissantes ou de parfaits inconnus mais qui comptent pour moi. Tous se côtoient au club ce soir. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai ; sur la suggestion de Jack, mon associé, j’ai fait parvenir aux convives une invitation supplémentaire pour qu’ils puissent inviter une personne de leur choix, alors il y aura forcément de  parfaits inconnus dans le tas. Ce qui me stresse un peu parce que c’est un coup à se retrouver avec des pique-assiettes, des paparazzis et parasites de tout poil. Mais bon, le but de la soirée est de faire connaître d’avantage le club alors je vais pas me plaindre. Bonne pub, mauvaise pub, tout est bon à prendre. Et on a une équipe de sécurité qui gère, si jamais quelque chose tourne vraiment mal, alors je ne m’inquiète pas.

La soirée commence à peine. On a mis le paquet – buffet avec de la bonne bouffe, serveurs, sécurité renforcée et un très bon DJ qui nous a coûté une fortune. C’est une soirée assez chic et assez sage en fait, un peu guindé, bien différent de ce qu’on fait à l’accoutumée. D’habitude, l’ambiance est survoltée, on s’entend à peine parler, il y a des danseuses à moitié à poil et lorsqu’à six heures du matin on ferme ça sent la transpiration, l’alcool et la débauche. C’est pas mal de changer un peu … bien sûr ça reste une boîte de nuit, on danse et l’alcool coule à flots, mais c’est plus civilisé que d’habitude. Pour le moment, en tout cas … il est encore tôt. On a toute la nuit pour déraper.

- Ca fait du bien de pouvoir causer sans être obligé de gueuler, me dit Jack alors qu’il passe devant moi, une coupe de champagne à la main et une jolie rousse à son bras. Caroline, sa petite amie. Je la salue d’un sourire.

Ouais. On a baissé le volume par rapport à d’habitude, pour que ce soit plus agréable pour tout le monde. Oh, on entend encore bien la musique bien sûr, sans ça on se ferait vite chier, mais le niveau sonore est bien plus supportable que d’habitude.

- Woah, y a Bruce Willis ! s’exclame mon associé avant même que je ne puisse répondre quoi que ce soit, il faut que j’aille me présenter ! J’te laisse Eli, on se verra plus tard.

Il  s’enfuit aussi vite qu’il est venu. Mon associé est du genre enthousiaste … n’empêche que, Bruce Willis ?! Dans ma boîte ? C’est formidable ! Qui l’a invité ? Bah, pas le temps de m’en soucier, j’irai lui parler plus tard, je vais laisser Jack faire son fanboy tout seul pour l’instant. De toute façon, on dirait que j’ai un fan moi aussi – une fan plutôt. Une grande femme perchée sur ses talons hauts, qui vient vers moi en souriant. J’ai l’impression de l’avoir déjà vue … je ne suis pas trop sûre. C’est bien possible en tout cas, puisque si elle est là c’est qu’on l’a invitée. Mince, si ça se trouve c’est une pote de Jack ? Bah, c’est pas grave. Elle a l’air sympa et prête à faire connaissance, alors allons-y. Après tout, cette soirée est faite pour ça. Rencontrer un maximum de gens, se faire bien voir … et faire parler de nous, aussi.


- Franchement, je suis admirative. Créer une toute nouvelle marque de lingerie et réussir à se démarquer malgré toute la concurrence, c’est un exploit.

Je ne m’étais pas trompée, elle est vraiment sympa, cette Ivy. Bon, elle pourrait simplement être en train de me faire de la lèche mais je pense connaître suffisamment les gens pour savoir quand ils sont sincères ou pas – et puis je suis une actrice, je sais reconnaître le vrai du faux même si j’ai sans doute un petit peu perdu de mes facultés avec les deux flûtes de champagne que j’ai bues. Mais bon, je pense qu’elle est sincère. Je souris.

- Merci ! Honnêtement, je ne pense pas que ça aurait autant marché s’il ne s’agissait pas de moi.

Je veux dire, la première chose qu’on voit en arrivant sur le site c’est la bannière avec moi qui pose et le texte « Liza, lingerie et jouets pour adultes par Elizabeth Goldstein ». Mais bon, faut bien que je profite de mon image de marque, non ? Tout le monde ou presque connaît ne serait-ce que mon nom. Et vendre de la lingerie sexy et des sextoys, c’est tout à fait logique pour une actrice porno.

- C’est tellement compliqué de créer quelque chose de neuf et de frais mais je trouve que le monde de la lingerie méritait un nouveau visage, reprend Ivy.

Wah, merci du compliment ! Je—

- Julian ! s’écrie la jeune femme en voyant un jeune homme fendre la foule et arriver vers nous.

Un ami à elle ? Apparemment. Ivy fait les présentations.

- Elizabeth, voici Julian. Julian est danseur et chorégraphe. Il a un talent fou mais il est trop humble pour l’admettre.

Et le jeune homme de rougir comme jamais. Pas habitué aux compliments, hein ? T’en fais pas mon grand, avec le temps tu t’y feras ; et si comme certains tu y prends vraiment goût tu ne demanderas que ça, des compliments. En tout cas, ce Julian … je le trouve plutôt mignon. Je lui fais mon sourire des plus charmeurs – j’espère ne pas l’intimider d’avantage.

- Julian, je te présente Elizabeth, reprend Ivy. Elle est propriétaire du club et d’une magnifique marque de lingerie.
- Bienvenue au Golden Garden, Julian !

Ivy a disparu, me laissant seule avec le garçon qui m’a l’air un peu d’un poisson hors de l’eau. Pas habitué aux soirées du genre, ou aux soirées tout court ? C’est bête, pour un danseur. D’ailleurs, peut-être qu’avec de la chance (et quelques verres) j’aurais le droit à une petite démonstration de ses talents ? Ou pas, je vais pas l’emmerder avec ça. N’empêche, ça doit être cool d’avoir un talent que tu peux montrer aux gens comme ça, ou même juste en parler. Parce que moi, bon, mon talent c’est le sexe et c’est pas vraiment le genre de choses qu’on montre en public. Bon, c’est vrai aussi que je sais jouer du piano et chanter, et qu’il y n’y a pas beaucoup de gens qui le savent. Enfin bref.

- Enchanté, en tout cas, Elizabeth, dit le jeune homme en me tendant sa main. Je lui sers la pince en souriant. C’est Ivy qui m’a invité, justement. Ça a l’air d’être une bien belle soirée. En tout cas l’ambiance est bonne !
- Merci. Personnellement je trouve que c’est un peu trop sage, que je lui réponds avec malice.

Les soirées un peu huppées ne me dérangent pas en réalité, mais c’est vrai que c’est mieux quand ça bouge, quand il y a de l’action. Bon, au fur et à mesure que l’âge avance je ne récupère plus aussi bien de ces folles soirées et j’aspire à un peu plus de calme alors une réception posée comme celle-là ce n’est pas plus mal, surtout pour faire la conversation. D’ailleurs … on ne va continuer à se regarder bêtement sans rien dire, Julian et moi, alors je décide de faire le premier pas. De toute façon c’est souvent moi qui commence les conversations, j’adore aller vers les gens, essayer de les mettre à l’aise.

- Alors comme ça vous êtes chorégraphe ? Est-ce qu’on peut admirer votre travail quelque part en ce moment ? Et … vous êtes à New York depuis longtemps ?

uno

Elizabeth Goldstein & Julian Miller

The night is still young

Elle est quand même gonflée, Ivy, de nous laisser tous les deux en plan comme ça, Julian et moi, à chacun chercher comment briser la glace. Bon, je n’ai aucun mal à aller vers les gens et à me faire des amis alors je me sens tout à fait à mon aise mais ce n’est peut-être pas le cas de mon jeune ami qui me semble un peu intimidé. Pas l’habitude des soirées classes et distinguées comme celle-ci, j’imagine, il doit préférer les folles soirées débridées qui durent jusqu’à pas d’heure où tout le monde boit, baise et fume, pas nécessairement dans cet ordre-là et parfois tout en même temps d’ailleurs. Et je le comprends tellement, moi aussi j’adore les soirées comme ça, ça me rappelle mes vingt ans – ouf, c’est avec ce genre de phrases que je me rends compte que je vieillis en fait. Enfin bref. Une réception un peu plus posée et calme ne me dérange pas, mais je préfère quand même les soirées plus classiques, où je peux danser jusqu’à en avoir mal aux pieds, boire jusqu’à en perdre ma dignité (enfin, personne n’en a vraiment, de dignité, ces nuits-là) et avec un peu de chance finir la soirée en suçant un type dans les chiottes avant qu’il ne me ramène chez lui pour le grand final – enfin, cela uniquement quand je suis célibataire bien évidemment, j’ai des principes.

- Il est encore tôt, répond le jeune homme lorsque je lui dit que la soirée est trop sage, mais ça peut encore changer, non ? Je ne connais pas l’ambiance ici, d’habitude !

Je souris et attrape à la volée une coupe de champagne qu’un serveur porte sur un plateau. Bon. C’est le moment parfait pour vendre un peu le club, faire de la pub. Il faut que je donne envie à Julian d’y revenir, un maximum. Le commercial ce n’est pas vraiment mon fort, je n’aime pas trop baratiner les gens, mais les affaires sont les affaires, non ? Je bois une gorgée de champagne et me lance :

- Comment dire … d’habitude, c’est bien plus … survolté. Electrique. On a le meilleur DJ de New York, les meilleurs cocktails de New York et c’est là qu’on passe les meilleures soirées de New York, évidemment. Vous devriez revenir un autre soir, c’est très différent, beaucoup moins … euh, coincé.

Et s’il y prend vraiment goût il aura même la possibilité de devenir membre pour 300$ par mois, ce qui lui donne accès à l’étage réservé aux membres et aux VIP, à une réduction de 50% sur toutes les boissons, à la possibilité d’utiliser notre service de voituriers et sans doute plein de choses qu’on a pas encore développées mais qui seront forcément géniales puisque Elizabeth Goldstein et Jack Wayne, les deux gérants du club, sont géniaux. Mais bon … je n’ai pas non plus envie de saouler Julian avec ça, alors je m’arrête là. De toute façon, c’est lui qui décide de revenir ou non au Garden, selon qu’il aura passé une bonne soirée ou pas. Et il passera une bonne soirée, j’en suis certaine.

- Après, je ne peux pas juger, reprends le garçon, je ne connais personne d’autre qu’Ivy. C’est peut-être la nature de vos invités, ce soir.

- Sans doute. Il faut dire c’est un événement plutôt … exceptionnel.

Ouais. Y a plein de célébrités ce soir. Des mondialement connues, des locales, des stars montantes, d’autres sur le déclin. Et ce n’est pas facile de gérer tout ce petit monde, entre leurs différentes exigences, à la limite du caprice parfois, les relations parfois houleuses entre eux, et tout ça. La tension peut vite monter, les esprits s’échauffer – et l’alcool à foison et la musique assourdissante, ça aide pas vraiment à se comprendre et à apaiser les tensions. C’est pour ça qu’on a choisi de baisser le volume et d’avoir un buffet pour éponger tout cet alcool, entre autre. D’ailleurs, les toasts au saumon sont à tomber.

Enfin bref. Je m’intéresse un peu plus à Julian, à son métier, à ses origines. Il me dit qu’il est à New York depuis qu’il a douze ou treize ans, et qu’il vivait à Liverpool auparavant. Je souris. Il me semblait bien avoir perçu une pointe d’accent anglais quand il parlait, c’est quelque chose à laquelle je suis très attentive – parce que j’ai une très bonne oreille (chanter et jouer du piano aide beaucoup) et que moi-même je n’ai pas vraiment d’accent et que je suis un peu jalouse. Enfin, après treize ans passés en Italie j’ai l’accent italien lorsque je parle italien bien sûr, et j’ai toujours un gros accent américain lorsque je parle français, mais en-dehors de ça, rien. Enfin, j’imagine que j’ai l’accent newyorkais, s’il existe, c’est déjà pas si mal. Mon père en tout cas lui, il a gardé son accent et son parler typique de la Californie, même après toutes ces années. D’ailleurs, bizarre que je ne l’ai pas encore croisé ce soir … peu importe.

- Vous êtes anglais, donc ?

L’Angleterre, et le Royaume-Uni de manière générale, je ne connais que très peu. Je suis une grande voyageuse et pourtant je n’y suis pas allée souvent, je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être que je m’inquiète de ne pas pouvoir y trouver de la nourriture à mon goût ? Nan, sérieusement ! la gastronomie locale est ma raison principale pour visiter un pays. C’est pour ça que je suis allée au Japon, en Chine, et un peu partout en Europe – même dans certains pays de l’est alors qu’on ne peut pas dire que leur cuisine soit des plus raffinées. En tout cas, je n’ai jamais trouvé meilleure nourriture qu’en Italie et en France. Quoique les asiatiques sont très forts aussi … ah je pourrais parler de bouffe des heures. Mais là n’est pas le sujet. J’ai demandé à Julian si on pouvait admirer son travail de chorégraphe quelque part actuellement.

- Eh bien oui … Actuellement, je… j’ai chorégraphié quelques numéros du spectacle d’Ivy. Enfin, ce sont ses danseurs qui dansent ces chorés. Pas elle. Mais le spectacle est vraiment excellent dans son ensemble. Vous devriez y aller si ce n’est pas déjà fait.

Hum, d’accord. Honnêtement, je ne pense pas que c’est un genre de spectacles que j’apprécie, mais pourquoi pas y faire un tour un soir, ça ne coûte rien. Enfin presque rien.

- Et je suis également en train de travailler sur la prochaine création à passer sur Broadway avec plusieurs autres chorégraphes, continue-t-il avec une certaine fierté dans sa voix.

Wow, je suis impressionnée. Broadway, c’est un peu ce qui se fait de mieux dans ce domaine. Ils ne travaillent qu’avec les meilleurs là-bas – les meilleurs artistes, et les meilleurs aussi parmi ceux qui sont dans les coulisses ou apportent indirectement ou directement leur pierre à l’édifice. Bon, Broadway ce n’est trop non plus ma tasse de thé, je ne suis pas trop théâtre et comédies musicales (ouais, je suis super chiante comme fille en fait …) mais même moi je sais que pour travailler là-bas faut pas être n’importe qui. Le haut du panier … et moi, le haut du panier, la grandeur et la compétence, j’aime beaucoup ça.

- Broadway ? Woah, je réponds avec un réel enthousiasme, impressionnant ! Ils ne prennent que les meilleurs là-bas, non ? Vous devez y avoir rencontré de grands artistes !

J’espère que ça ne fait pas trop lèche-cul, parce que ça m’intéresse réellement. Bon, le carnet d’adresses du jeune homme m’intéresse aussi, on ne va se le cacher, c’est toujours bien de se faire des contacts, mais passons. Travailler avec les meilleurs, je connais ça aussi. C’est mon truc. Dans ma vie, dans tout ce que j’entreprends, je m’entoure des meilleurs – surtout dans mon boulot. Mon boulot principal. Je ne travaille qu’avec les meilleurs réalisateurs, pour des productions renommées, je fais dans le porno de luxe, moi, des « vrais » films d’une heure et demie, avec une vraie histoire et un casting grandiose. Enfin, la plupart du temps. Je tourne aussi des vidéos exclusives pour des sites X, des films érotiques, des direct-to-dvd (les dvd porno se vendent encore dans certains pays), je pose pour des magazines aussi, habillée ou non.

- Et vous ? Ivy disait que vous avez aussi votre marque de vêtements, en plus de cet endroit ?

Ah, on dirait qu’on parle de moi.

- Oui. De sous-vêtements, pour être plus exact. Liza. Je l’ai fondée il y a moins d’un an, l’été dernier. Je dirais que ça marche plutôt bien.

Enfin, les soutifs, c’est pas ce qui fait le plus de ventes chez Liza. C’est plutôt …

- … on vend des objets pour adultes, aussi. Des sextoys, quoi. C’est le plus gros des ventes.

J’ai pas du tout honte de parler de ça avec lui. Après tout, on est tous les deux adultes, majeurs, et on sait tous les deux ce que c’est, à quoi ça ressemble et à quoi ça sert. Hé, c’est un business comme un autre ! Un business qui ne connaît pas la crise. Et avec la St-Valentin qui approche je sais qu’on va vendre encore plus. Entre les couples qui s’offrent de quoi pimenter un peu leur vie sexuelle, les célibataires frustré(e)s qui cherchent à varier un peu leurs … expériences avec eux-mêmes, et cætera.

- En fait, les sextoys et la lingerie, c’est un peu la suite logique de mon métier. Enfin de mon métier principal, je reprends en riant légèrement.

A un moment ou à un autre on en serait venus à parler de ça, alors autant le faire maintenant. C’est toujours un peu bizarre quand je parle de moi à quelqu’un sans évoquer cet aspect de ma vie, parce qu’ils ont tendance à me regarder un peu différemment lorsqu’ils l’apprennent autrement. Alors j’ai pris l’habitude d’en parler dès que je peux le glisser dans la conversation. De toute façon, ça ne me gêne absolument pas, j’assume complètement. C’est un métier comme un autre, plus ou moins.

- Vous voulez tenter de deviner ce que c’est, ce métier ? je demande espièglement à Julian en prenant la pose.

Avec un peu de chance, il le sait déjà.

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