Ce que Paz appréciait dans son métier de coursière pour la société Uber Eats, c’est qu’elle pouvait gérer son itinéraire comme elle l’entendait. La brune n’était pas quelqu’un de routinier et, alors qu’elle vivait dans un petit studio dans le Queens, il lui arrivait le matin même de décider d’effectuer ses courses dans un autre arrondissement de New York. Lorsque le temps s’y prêtait, Paz roulait pendant près d’une heure - parfois plus - pour s’y rendre par ses propres moyens ou alors, elle s’engouffrait dans le métro avec son vélo.

Aujourd’hui, la jeune femme avait opté pour passer la journée dans l’arrondissement de Brooklyn où elle devait justement se rendre dans le cadre de son activité secondaire. Elle devait y retrouver un groupe de jeunes étudiants lui ayant demandé de faux papiers pour pouvoir entrer dans des lieux interdits en dessous d’un certain âge, sans aucun doute. Paz avait effectué un travail d’orfèvre ; les cartes ne contenaient pas une seule bavure et lui vaudraient un joli pactole.  

Finalement, après une journée de dur labeur en tout genre avec un gros pic entre les midis, Paz se décida enfin à regagner le Queens. La fatigue commençant à se faire sentir, elle décida de s’arrêter dans cette petite supérette où elle était déjà venue quelques semaines plus tôt. Tandis qu’elle accrochait son vélo dans l’emplacement prévu à cet effet, Paz observa l’enseigne du magasin qui l'avait fait sourire la première fois et se surprit à sourire de nouveau, toujours aussi amusée par le nom. Son sac sur le dos, elle entra dans la boutique et salua la caissière qu'elle avait déjà rencontré dans des circonstances plus ou moins cocasses. Si Paz était revenue ici, ce n'était pas seulement à cause du nom de l'enseigne qu'elle trouvait plutôt fun, mais aussi parce qu'elle voulait s'assurer que la caissière allait bien.

FLASHBACK

Après avoir rapidement écumé les rayons, Paz ne s’encombra que d’une boisson hydratante et de quoi grignoter dans le métro pour se redonner des forces avant d’effectuer d’autres livraisons le soir, sûrement dans le Queens pour être au plus proche de son domicile. Estimant avoir ce qu’il lui fallait (le strict nécessaire puisqu'elle était venue en vélo), elle regagna l’entrée du magasin pour tout poser sur le tapis de courses. Il n'y avait qu'une personne devant elle : un jeune homme qui semblait en grande discussion avec la caissière qui, elle, ne lui répondait pas. Paz s’empara de son téléphone pour consulter ses messages ainsi que le récapitulatif de toutes les livraisons effectuées, affichant un air satisfait en voyant les pourboires généreux de ses clients qui la rapprochait un peu plus de la moto de ses rêves.

Ah, mais il va se bouger celui-là ! Pesta-t-elle intérieurement en voyant que le jeune homme n’avait pas bougé d’un iota depuis 5 bonnes minutes. En redressant la tête, Paz avait alors pris conscience de la scène qui se déroulait sous ses yeux. La caissière était aux prises avec un Don Juan de pacotille qui ne semblait pas comprendre que ses avances étaient vouées à l’échec. Le genre de comportement qui l’exaspérait au plus haut point ! Paz roula des yeux, soupira et se glissa  entre le jeune homme et la caisse s'interposait entre eux sans aucune gêne et pénétrant dans la zone de confort de l’individu qui en fut aussitôt déstabilisé, ne s'attendant pas à un tel aplomb.

« Elle n’est pas intéressée. Dégages ! » dit-elle simplement, de son accent hispanique fort prononcé.

Le jeune homme, pourtant sonné, prit tout de même le risque de tendre un bout de papier avec son numéro à la jeune caissière. Paz agrippa aussitôt son poignet et le contorsionna de sorte que l'individu se retrouva aussitôt maîtrisé par l'hispanique : il dû ainsi la suivre docilement jusqu'à la sortie pour éviter qu'elle ne le lui casse. Une fois à la porte, Paz l'avait poussé dehors, lui avait jeté le morceau de papier en pleine figure ainsi que ses courses. Une fois revenue en caisse, Paz avait payé les siennes et était repartie sans un mot, constatant que la caissière était visiblement encore sous le coup de ce qui venait de se produire.

FIN DU FLASHBACK.

Une fois encore, les courses de Paz fut rapidement faites. Toujours en vélo, elle ne pouvait pas se permettre de prendre trop de choses et ne se contenta que du strict nécessaire qu'elle fourra dans son sac avant de rejoindre la caisse. Elle déposa les affaires sur le tapis, essayant de capter le regard de la jeune femme et lui sourit lorsqu'elle sembla la reconnaître.

« Bonjour... » dit-elle simplement, cherchant ses mots avant que la suite logique ne s'impose d'elle-même. « Comment allez-vous ? » s'enquit-elle.

Mr. Melon était vide. Pas un chat dans les rayons. La brune avait le dos en compote à force d’être courbée sur sa caisse, en attente de nouveaux clients. Uniquement Brandon, un jeune homme de vingt-huit ans qui l’avait aidée à prendre ses marques dans Mr. Melon lors de son premier jour, travaillait avec elle aujourd’hui. Mais il était occupé à faire l’inventaire du stock des produits surgelés. Quant à Trish, la plus âgée et déjantée des employés, et Hanna, la fille du meilleur ami du patron, elles étaient en congés et ne reviendraient que la semaine suivante.
Même si Lizbeth n’avait confiance en personne et n’appréciait pas grand monde, elle pouvait néanmoins supporter la présence de ses collègues. Ils ne l’embêtaient pas et ne lui parlaient que de boulot. La vie privée importait peu et c’était tant mieux.
Et puis, ce qui avait attiré Lizbeth à venir travailler dans cette épicerie, c’était l’annonce qu’on avait glissé dans sa boîte aux lettres, le matin-même de son arrivée dans la ville qui ne dort jamais. Peut-être était-ce son destin qui la conduisait à bosser chez Mr. Melon. Dans tous les cas, elle avait besoin de thunes et c’était le seul moyen – simple et légal – de s’en faire.

Lizbeth se tint le menton, ennuyée d’entendre les klaxons incessants des voitures qui passaient dans la rue. Il fallait dire que Mr. Melon était située sur la route adjacente au pont de Brooklyn. Autrement dit, une route très fréquentée des automobilistes qui souhaitaient se diriger vers Manhattan.

Elle entendit Brandon l’appeler depuis l’autre bout du rayon des boissons :

« Lizbeth, viens m’aider à porter les bouteilles d’Orangina, s’il-te-plaît ! »

Elle souffla, même si porter des bouteilles de soda s’avérait un poil plus intéressant que d’attendre derrière la caisse l’arrivée d’un ou deux clients. Puis elle quitta son poste pour rejoindre Brandon qui semblait galérer à monter sur l’escabeau, les bras chargés. Il faisait la taille de Lizbeth donc c’était assez compliqué d’atteindre le sommet de l’étagère uniquement en se servant de la pointe de ses pieds.

« Tiens, tu peux me les passer au fur et à mesure ? »

La jeune femme s’exécuta et passa les bouteilles de soda une à une à son collègue, celui-ci les rangeant correctement dans l’emplacement prévu, c’est-à-dire entre le Coca et l’Ice Tea. Une fois ça de fait, Brandon remercia Lizbeth et celle-ci retourna à sa caisse, prête à rêvasser une nouvelle fois.

Et puis ses pensées s’égarèrent sur ce qu’il s’était passé quelques semaines en arrière, alors qu’elle débutait tout juste son contrat dans cette charmante épicerie de Brooklyn. Lizbeth avait été contrainte de supporter les avances malsaines d’un homme qui avait voulu à tout prix lui donner son numéro après avoir acheté des aubergines – très glamour en effet. Ce n’était qu’après cinq bonnes minutes d’ignorance qu’une voix féminine à l’accent hispanique s’était interposée pour calmer cette énergumène : « Elle n’est pas intéressée. Dégage ! » avait-elle dit simplement.  

La jeune caissière avait même retenu un petit rire, ses yeux s’étant rivés sur la femme qui avait aussitôt maîtrisé l’homme et mis dehors. Lizbeth en avait alors profité pour scanner ses articles. Une fois revenue à la caisse, elle avait payé la somme en liquide et était vite partie rejoindre son vélo, ce dernier garé à côté de l’entrée.

Lizbeth fut soudainement extorquée de ses pensées par le carillon de la supérette, signe que quelqu’un venait d’entrer. Elle releva la tête, croisant alors le regard de cette hispanique qui l’avait débarrassée de l’homme aux aubergines. Elle haussa les sourcils, un peu surprise de la voir refaire des emplettes ici une nouvelle fois. Mr. Melon était réputé que pour n’être « l’endroit de passage », même si certains y avaient trouvé leur compte et venaient régulièrement.
Une fois que la cliente avait terminé ses courses et les avait déposées sur le tapis, Lizbeth s’empressa de les scanner pour ne pas perdre de temps. Au même moment, l’hispanique la salua et lui demanda comment elle allait – chose qu’elle n’avait pas l’habitude d’entendre, surtout venant des clients. La caissière releva la tête doucement, lui adressant un faible sourire avant de lui répondre :

« Tout va bien. Et vous ? »

Mais Lizbeth eut le regard attiré à l’extérieur de la supérette où était, une nouvelle fois, garé le vélo de la demoiselle. Sans même réfléchir, elle le désigna du menton.

« C’est drôle, vous venez encore à vélo… » fit-elle doucement.

Puis elle laissa le montant final des courses s’afficher sur le petit écran, attendant patiemment le règlement de la somme, mais aussi des réponses ayant pour but d’assouvir sa curiosité.

Quelques semaines s’étaient passées depuis son altercation, mais la jeune caissière ne semblait avoir eu aucun mal à reconnaître l’hispanique qui n’avait pourtant fait qu’une brève apparition ; il fallait dire qu’elle n’y avait pas été de main morte avec le client. Paz était sanguine ou, du moins, elle avait dû le devenir pour survivre dans un pays aussi dangereux que le Honduras et encore très peu porté sur le Droit des Femmes. La caissière scanna alors machinalement les produits que Paz avait posé sur le tapis quelques instants plus tôt. Le silence ambiant du magasin fut alors troublé par le « bip » qu’émettait la machine à chaque fois que la jeune femme scannait un code-barre. Elle redressa finalement la tête, laissant ses mains effectuer une tâche sans avoir besoin de vérifier, sans doute habituées à effectuer ce même geste répétitif à longueur de journée.

« Tout va bien. Et vous ? » demanda-t-elle à son tour.

« Très bien, merci ! » répondit Paz dans un sourire.

La caissière désigna l’extérieur d’un geste du menton, obligeant l’hispanique à jeter un oeil dans cette direction où se trouvait son vélo soigneusement parqué dans l’emplacement prévu à cet effet.

« C’est drôle, vous venez encore à vélo… » reprit la caissière, visiblement très observatrice.

Paz esquissa un sourire, amusée qu’elle se soit souvenue de ce détail alors qu’elle devait voir défiler chaque jour des clients différents.

« Oui, je suis livreuse pour Uber Eats. » commença-t-elle, se tournant légèrement pour montrer le sac où apparaissait le logo de l’enseigne.

« J’ai terminé ma journée, j’en profite pour faire quelques emplettes avant de regagner le Queens. En plus du nom de ce magasin qui est amusant, je suis aussi venue ici pour m’assurer que vous alliez bien. J’espère que le client aux aubergines n’est pas revenu à la charge ! » dit-elle en roulant des yeux comme pour montrer son exaspération encore bien présente face au comportement de ce rustre personnage.

Mr Melon était une petite supérette, le genre de boutique « qui dépanne » et il ne semblait pas être très au point pour tout ce qui était sécurité du personnel. Il y avait bien une caméra, visible dans le coin de la boutique, mais Paz se demandait si elle filmait quoique ce soit. Peut-être était-elle factice, mise là dans le seul et unique but de dissuader un braqueur éventuel.

Lizbeth lui sourit en retour, contente qu’elle aille bien aussi. Elle posa ensuite ses coudes sur sa caisse, les mains jointes, ayant terminé de scanner chaque article que la demoiselle avait pris.

Après avoir levé le menton vers son vélo et fait la remarque qu’elle ne venait qu’en sa compagnie, l’hispanique lui répondit qu’elle était livreuse pour la fameuse entreprise « Uber Eats », chose qui surprit encore plus Lizbeth.
Elle trouvait ça courageux de travailler pour une telle enseigne, qui demandait d’être disponible souvent. Et puis même, pédaler toute la journée avec un gros sac contenant des plats préparés, ça devait être épuisant. Mais bon, elle semblait fière de dire qu’elle bossait pour eux, donc d’un côté, Lizbeth fut rassurée de savoir qu’elle ça lui plaisait.

« J’ai terminé ma journée, j’en profite pour faire quelques emplettes avant de regagner le Queens. En plus du nom de ce magasin qui est amusant, je suis aussi venue ici pour m’assurer que vous alliez bien. J’espère que le client aux aubergines n’est pas revenu à la charge ! » dit-elle avant de lever les yeux au ciel, encore agacée du comportement de l’homme aux aubergines.

Lizbeth se prit une nouvelle fois à sourire à la jeune femme. C’est vrai que cet homme avait été assez insistant envers la caissière, et elle n’était pas la seule à qui ça avait déplu. Mais en y repensant, elle n’aurait jamais osé maîtriser l’homme comme l’avait fait l’hispanique. C’était spontané et très clair – dans le genre « ne reviens plus lui chercher des noises ». D’autant plus qu’il n’était jamais revenu mettre les pieds dans la supérette. Un client de perdu, dix de retrouvés, songea la brune avec un sourire en coin.

« Il n’est pas revenu, et fort heureusement ! Les lourdingues dans ce genre ne m’intéressent pas du tout… vous avez bien fait de le recadrer la dernière fois, merci beaucoup. » confia-t-elle en se penchant doucement en avant.

Une fois les remerciements faits, Lizbeth bifurqua sur le sujet du Queens, curieuse d’en savoir un peu plus sur ce quartier de la grande pomme qu’elle n’avait pas encore visité. Elle poursuivit :

« Et… vous avez mentionné le Queens. Vous vivez là-bas ? »

D’un coup, Lizbeth se sentit un peu trop intrusive et se rétracta aussitôt. Elle finit par tourner le petit écran vers la demoiselle pour afficher le montant final de ses courses, avant de le redire à voix haute, gênée :

« Huit dollars trente, s’il-vous-plaît. »