Je farniente ! L’organisation au zoo n’est pas toujours simple à comprendre. Etant mineure et stagiaire, je n’ai pas le droit de bosser le dimanche pour le moment. Mais par deux fois je suis venue le samedi, afin d’aider au nettoyage des enclos. Du coup j’ai le droit à une journée de repose en pleine semaine.
En même temps la fatigue commence à me peser. Je dors mal. Odeline et Hanna m’ont vraiment aidée à calmer un peu mon chagrin après la claque monumentale que je me suis prise en revoyant Jahed. Evidemment pas au propre, mais au figuré. Mon cœur l’aime. Je n’arrive pas à m’extirper ce sentiment. Et je me pose plein de question sur ma féminité, mon potentiel de séduction, ce qu’aime les garçons, ce que je devrais faire. Je n’arrive pas vraiment à formuler ces doutes et questionnements. C’est compliqué.

Bref sommeil difficile, crises de larmes à répétition, panique dans la foule, humeur maussade et changeante. Je suis fatiguée, vidée. Et ce jour au calme est le bienvenu. La nourrice a emmené les mioches dans un parc de jeux. J’ai la piscine et le jardin pour moi toute seule. Après avoir fait plusieurs longueurs, j’ai renfilé un short court et un top à fine bretelle qui n’a pas plus vraiment de forme et est devenu large. On voit mon maillot mais je m’en fous, je suis dans l’enceinte de la maison. J’ai mis le maillot deux pièces achetés avec Hanna. J’essaie. J’ai beaucoup de mal à me sentir à l’aise et me trouver jolie. Mais un premier pas est de le porter toute seule, non ?

Installée sous le tilleul, je lis tranquillement quand un chat miaulant passe à quelques mètres de moi. Je l’appelle doucement, bouge délicatement et l’approche. Je vois clairement du sang sur sa cuisse arrière et il semble boiter. Ça m’inquiète de suite. Vue son allure, il semble être bien entretenu et doit appartenir à un voisin du quartier, mais c’est la première fois que je le vois. Et puis surtout il est blessé, je dois l’attraper et le soigner.

Mais il se sauve. J’enfile rapidement mes nu-pieds et le suit doucement. Mais il passe la grille et va dans la rue. Je ne réfléchis pas. Je tape le code manuel et sort de la propriété. Ce chat a au moins la docilité de marcher à allure raisonnable et de rester sur le trottoir. Je ne sais pas où il m’emmène mais il a l’air de connaître son chemin. Quatre rues plus loin, je le vois pénétrer un stade. Je suis déjà passée devant sans vraiment faire attention. J’ai pensé à un complexe sportif. Mais non ! en poussant la grille je vois la pancarte. Ce sont des cours de tennis. Le bâtiment central me cachait la vue sur les autres cours. Je n’en voyais que deux. Bah c’est un sacré complexe.

Mais pour l’heure, rien ne m’impressionne, je cherche ce chat. J’entends miauler et le voit se faufiler par une porte secondaire du bâtiment restée ouverte. Je le suis. Réfléchir ? On verra ça plus tard. Là je suis inquiète et anxieuse.

Cet endroit est très calme. Je ne croise personne. Mais ce chat joue à cache-cache et je n’aime pas le savoir blessé et ne pas pouvoir l’aider. Il se faufile dans un autre couloir. Je l’appelle doucement, mais il s’en fout. Je sursaute quand j’entends des voix. Deux jeunes filles en tenues de tennis déboulent en riant. Elles me dévisagent et balaye ma tenue du regard avec dédain. Je ne baisse pas le regard et continue mon chemin, mais je n’en mène pas large. Mon angoisse monte. Ces filles ont tout à fait l’allure des poufiasses qui m’ont harcelées pendant quatre mois en prépa. Les mauvais souvenirs remontent. Je serre mes bras autour de moi. Un froid glacial m’envahit, bientôt que la température estivale n’ait pas changée.
Le chat ? Où est ce petit être blessé ? Lui, je peux l’aider. Lui, il me laissera l’aimer et le choyer. Lui, il n’aura aucune mauvaise intention envers moi.

Je crois entendre miauler dans une pièce à la porte entrouverte. J’entre. Peu m’importe ce qu’il y a dedans. Des vestiaires apparemment. Je regarde partout. Je vais même dans la partie douche. Rien. Pas de chat. Juste le bruit de quelqu’un qui se douche.

C’est un immense sentiment d’incapacité et culpabilité qui m’envahit. Revenant dans la zone des casiers, je me laisse choir sur un banc. Je remonte mes jambes pour les enserrer dans mes bras. Posant mon front sur mes genoux, toute ma détresse explose et j’éclate en sanglots. Je me sens démunie et seule.

Mes pleurs durent. C’est quand j’entends le bruit d’un verrou qu’on ouvre que je réagis. Ce n’est forcément pas le chat !
J’essuie mes larmes et essaie de maîtriser mes pleurs.

« Il y a quelqu'un ? Coach ? »

Une voix d’homme ! Je suis vraiment à la ramasse en ce moment. Je fais n’importe quoi. Je suis sortie sans me questionner sur ma tenue, sur mon allure, et encore moins sur le chemin suivi et où je me trouve. Mais surtout j’ai été inefficace pour attraper ce petit être blessé…

C’est un jeune homme, pas beaucoup plus vieux que moi, qui arrive devant moi. Mon visage passe du blanc au rouge vif. Tout ce qu’il porte se résume à une serviette autour de la taille. C’est la première fois que je me retrouve face à un homme de mon âge à moitié nu. D’accord j’ai bien noté qu’il est vraiment mignon et musclé. Mais je ne suis pas certaine de ne pas m’être mise dans une situation à risques.
Un petit sourire contrit, je lève la main pour le saluer.

- Hello. T’as pas vu un chat blessé ?

Je crois que je suis le cobaie parfait pour démontrer à quel point un chagrin d’amour rend complètement idiote. Mon QI a dû dégringoler en flèche. Me voilà très peu vêtue dans un vestiaire de sportif homme faisant face à un jeune homme dont seule une serviette couvre l’intimité.
D’accord il ne fait pas penser à un psychopathe. Mais tout de même ! Si je raconte ça à Odeline ou Hanna, elles vont m’engueuler d’inquiétude pour moi. Enfin, je crois. Je ne suis plus trop sûre de rien ces derniers temps.
Jusqu’à ne plus être certaine que ce chat existe réellement.

C’est dépité et un mal à l’aise que je salue le joueur dénudé. Et la seule idée qui me passe par la tête c’est qu’il a pu croiser le chat. En prononçant ma question ça me semble surréaliste. Et pourtant j’ai la bonne surprise de l’entendre me dire qu’il l’a vu.
J’en oublie la situation et souris avec toute ma bienveillance pour cet animal.

« C'est le tien ? »

J’ai comme la sensation qu’il va me prendre pour une cinglée. Aurait-il tort ?
Sincèrement je m’en fous. Je veux juste trouver le chat. Et je mets toute ma conviction dans ma réponse.

- Non. Je veux juste l’aider. J’ai vu du sang sur lui. S’il est blessé, il faut le soigner.

Etrangement le tennisman ne réagit pas comme je le pensais. Il me dit d’attendre et à ma grande surprise il déniche la boule de poils. Il me crie qu’il s’approche de moi.
Cette fois, je ne répète pas mes erreurs.
Je m’agenouille au milieu du passage, fesses sur mes talons. Et d’une voix douce et sans gestes brusques, j’appelle le petit chenapan.

- Minou. Minou. Viens me voir. Viens montrer ta papatte. Minou. Minou.

Il y a 90% de chance que je me fasse snobée. Mais sait-on jamais.
Et j’ai bien fait. Le chat s’approche doucement, en ronronnant. Je souris, apaisée, je continue de l’appeler. Et il vient, jusqu’à se frotter contre mes genoux. Je le caresse et l’attrape en douceur pour le coller contre ma poitrine. J’examine sa patte.

- Alors mon beau. Tu me fais courir. Tu t’es blessé ? Oh ça va bien, en fait, c’est juste une petite écorchure. Tu vas cicatriser tout seul.

Je suis vraiment soulagée. Et cela explique qu’il cavalait aussi bien. Je me relève en le gardant contre moi. Je m’approche du joueur.

- Merci pour ton aide. Moi c’est Cannelle Lou, et toi ? J’ai l’impression de te connaître… Tu ne serais pas un joueur de tennis haut classé ?

Chaque année avec papa, nous suivions le tournoi de Rolland Garros et la coupe Davis. Les jeux olympiques aussi nous adorions les suivre. C’est vraiment un moment qu’on partageait ensemble. En dehors de ça, je ne suis pas le tennis, et je connais plus les joueurs français que les autres. Mais je me demande si cet homme face à moi je ne l’ai pas déjà vu.
Evidemment cette année pas de jeux, et puis je n’ai vraiment pas suivi le tennis. Sans papa, ça n’a plus aucun goût.

Je ne sais pas d’où me vient cette audace soudaine, mais je me colle presque au jeune homme. Je ne lui donne pas beaucoup plus de vingt ans. Et ça réveille en moi les excuses de Jahed sur notre écart d’âge inconcevable. 3 ans c’est peut-être plus convenable ? Et puis tout le monde me dit que je suis jolie. Sauf que ça se résume à deux amiEs, des filles qui aiment les mecs, un maitre de stage trop vieux pour être objectif, une mère dépassée et absente, un premier amour qui m’a rejetée pour mon jeune âge et mon beau père avocat et menaçant. Rien de bien probant. Je veux l’avis d’un vrai garçon de mon âge. Et mon esprit embué par le chagrin mélange tous ces éléments pour me faire agir de manière totalement farfelue, voire inconsidérée.

- Tu penses quoi de moi ? Tu me trouves jolie ou moche ou banale ? Tu pourrais avoir envie de moi ? Envie de m’aimer, pas juste une fois ? Enfin tu vois ce que je veux dire, non ?

Je crois que mon esprit et mon corps ont basculé dans un monde parallèle. Je ne rougis même plus de mon audace. Ce n’est plus de l’audace mais de l’inconscience, dirait ma mère. Non ! Moi je veux juste savoir si je suis vraiment capable de plaire à un garçon ou si je dois envisager le célibat à vie. Aimer et être aimer d’un garçon n’a jamais été dans mes préoccupations, jusqu’à Jahed. Et là ça m’obsède. Je n’attends rien de ce joueur de tennis, aussi canon soit-il, mais s’il peut m’aider à comprendre le fonctionnement des hommes, s’il peut me décoincer un peu et me prouver que je ne suis pas une gamine banale, s’il me rendre une certaine confiance, et bien je tente ma chance.

Ce mec est super cool ! Je suis une intruse dans des vestiaires hommes. Je chiale comme une gamine. Et pourtant il m’aide à attraper le chat !
Sa tête me dit quelque chose, mais j’en déduis que j’ai dû le voir jouer à la télé lors d’un grand tournoi et quand il me donne son classement je suis impressionnée.

- Oh bah oui, t’es loin d’être mauvais ! Ravie de te connaitre Clayton ! Ce n’est pas compliqué de deviner dans un complexe de Tennis, mais surtout ta tête me parle ! Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que tu as participé l’an dernier à un tournoi du grand chelem ?

Clayton Master, ça me dit vraiment quelque chose. Et c’est la voix d’Odeline qui résonne dans ma tête.

- Ah mais oui ! tu as fait la promo pour l’association de protection des animaux de Manhattan ! J’y suis bénévole depuis quelques semaines ! J’ai vu l’affiche.

OK ! Je n’ai pas lâcher Clayton du regard. Je le mate sans aucun complexe. Mais que m’arrive-t-il ? Il s’habille et c’est comme si mon cerveau faisait tilt. Je lui pose tout un tas de questions pour savoir si je peux lui plaire. Evidemment je tombe sur un gay ! Moi et ma chance absolue ! Il est gentil car il me répond tout de même. Et je sens sa sincérité. Un peu comme Jahed, je crois que c’est le genre de personne qui te dit vraiment ce qu’elle pense. Je fais confiance à mon instinct. Il m’a porté chance plus que malheur au final ces dernières semaines.
Ça ne m’empêche pas quand même d’avoir le visage rouge pivoine et de prendre peu à peu conscience que je ne suis pas dans une tenue super couvrante. Gênée, je commence à me tortiller sur place, croisant les bras pour masquer ma poitrine. Le maillot est tellement large que mon maillot de bain est visible. J’ai trop l’impression de faire de l’exhibitionnisme là ! Pourquoi est-ce que j’ai tenté un maillot deux pièces aujourd’hui ?

« le genre de fille qu'un homme peut aimer plus qu'une fois, plus que deux jours »

Je soupire de dépit. Si ça pouvait être vrai ! Si ça pouvait entrer dans le crâne de Jahed.
Evidemment Clayton, qui me faisait l’impression d’une personne franche, ne se prive pas de me demander la raison de mes questions. Je soupire de dépit et retourne m’assoir sur le banc. Toute gênée, je fixe mes pieds.

- Bah celui que j’aime ne veut pas de moi, en tout cas pas dans sa vie amoureuse. Et je me trouve banale. Mes amiEs me disent que je suis jolie et peut plaire. Mais j’ai du mal à y croire. Je suis toute mince, c’est moche. Les garçons ne me regardent pas. Et dès qu’ils savent que je n’ai pas encore 18 ans, c’est encore pire. Tu vois, c’est la première fois que j’essaye un maillot de bain deux pièces. Je ne me sens pas à l’aise. Je n’avais pas prévu de sortir dans la rue. Je vais rentrer en courant tellement j’ai honte d’exposer mon corps moche ainsi.

Je hausse les épaules et soupire à nouveau.

- Je n’ai jamais eu de petit ami. Je suis une arriérée complète dans le domaine. Sauf que depuis ce garçon, j’ai l’impression d’être en ébullition. J’ai envie de plaire. J’ai envie de changer. C’est normal ça ? T’es déjà tombé amoureux ?

C’est un inconnu ? Oui et alors ? Pour maintenant, je crois que je n’ai plus de tabou. Je suis presque nue devant lui. Il était à poil il y a deux minutes avec juste une serviette pour la décence. Je lui ai posé des questions gênantes… Bah lancée pour lancée !

HRP:

Je crois vraiment que je progresse pour ce qui est de suivre mon instinct et avoir des bons feeling. Si je n’avais pas suivi ce chat que je croyais gravement blessé, je n’aurai pas fait la connaissance de Calyton. Evidemment comme rencontre, et surtout lieu de rencontre, on fait mieux ! Mais quelques parts on en rira surement dans quelques temps. Ce mec est vraiment sympa et ne me traite pas comme une gamine. Le vrai gros bon point pour lui !
Je ne saurais expliquer pourquoi je me sens aussi à l’aise à bafouer tous les codes de bonnes conduites. Je le questionne sur sa vision de mon corps. C’est quand meme pas très « instinct de protection » quand tu es une fille de 17 ans seule dans les vestiaires avec un mec. Mais bon il est gay, non ? Et puis il semble vraiment fun et simple. Pas du genre à se prendre la tête. J’aime ça.
Bon OK ! Il est canon et je ne boude pas mon plaisir à le mater.
Bah quoi ? J’ai 17 ans, pas 12 ! Et puis dans mon cœur, il n’y a qu’une personne qui compte au final.

Mais les réponses de Clayton à mon propos me ramènent vite sur terre. Comment peut-il croire que je peux plaire et être aimer par un homme ? Je lui dis le fond de ma pensée à ce propos et lui livre mon mal être intérieur et extérieur. Me rendant compte de ma tenue en public, je me sens de plus en plus mal.
Beaucoup me laisserait rentrer sans vraiment argumenter. Pourtant Clayton, que je ne connais que depuis 5 minutes, agit comme s’il était mon ami. Enfin, je veux dire : il agit un peu comme Ode. C’est la seule vraie amie que j’ai eu jusqu’à maintenant, ma seule référence en la matière. Même si je me fais bien plus de connaissances ce dernier mois, que dans toute ma vie je n’ai eu de camarade fiable et sincère, j’avoue que ça fait du bien de sentir qu’on peut être apprécier comme l’on est. Et l’amitié d’Ode m’est vraiment précieuse. Peut-être que je reverrais Clay et qu’il deviendra un ami tout aussi précieux.

Ses mots me touchent au plus profond de mon âme. Il a un discours très proche de celui d’Ode. Même si je ne suis pas prête à admettre que Jahed ne m’aime pas et qu’il ne mérite pas que je l’aime, l’entendre me rassure un peu. Et je crois qu’il cerne bien mon sentiment. Mes sentiments pour être exact !
La rencontre avec Jahed m’a bouleversée, m’a rendue vivante. Après des mois d’extinction de mon être, ce n’est pas rien. Les semaines qui ont suivi j’ai vécu sur mon petit nuage. Et même si la chute a été brutale, je ne le regrette pas. Je ne regrette aucun de mes actes. J’ai été moi. J’ai été vivante. A chaque instant. Et c’est ce qui m’aide aujourd’hui dans tout : avec ma mère, à supporter cette famille, à m’habituer à cette maison, à m’épanouir dans mon travail et ma passion, à aller vers les gens (ou en tout cas ne pas les fuir, comme la rencontre avec Julian ou cette bande de mon âge qui fait du skate comme des artistes dans le parc).

J’acquiesce aux derniers propos de Clayton « Tu apprends et tu ne refais plus les erreurs, tu te protèges et tu aime de nouveau. »
- Je ne sais pas si j’aimerais de nouveau. Je l’aime toujours, je crois. Je n’arrive pas à l’oublier. Mais je crois que tu n’as pas tort. Ça m’a appris, m’a fait grandir peut-être. Ce qui est sûr c’est que je ne me laisserai pas dicter plus ma conduite.

Je lui souris à nouveau, serrant sa main qu’il a posé sur la mienne. Ce contact peut prêter à confusion, pourtant il n’en est rien dans mon cœur. C’est comme avec Julian ou Quentin. Une sensation de confiance et bien être. Papa me disait que j’avais un énorme cœur qui ne demandait qu’à trouver sa façon d’être avec les bonnes personnes. Même si je suis venue aux USA à contre-coeur, j’avoue que j’ai fait de belles rencontres qui m’aident à tenir debout et ça n’a pas de prix. Clayton me plait bien dans ce sens. Sincère, franc, battant, déterminé. Un bel exemple à suivre, non ?

- Merci Clayton. T’es un chouette mec ! T’es sûr que t’es gay ?

Un petit rire s’échappe de ma gorge pour lui montrer que ce n’est qu’un peu d’humour pour me détendre.

- Tu sais, j’envie les personnes comme toi qui assume leur corps. Je… J’essaye… Mais tout ce que ces filles m’ont assénée pendant 4 mois l’an dernier… J’ai du mal encore à passer outre. Je sais je suis contradictoire. J’ai conscience qu’elles ont voulu me démolir. Je sais que donner valeur à leur parole c’est contradictoire avec ma volonté de ne pas me laisser dicter ma conduite. Mais les garçons ne me regardent jamais. Et j’ai du mal encore à gérer tous ses sentiments contradictoires. Jahed, il m’a vu, comme jamais personne ne l’a fait. Ça ne peut pas s’oublier. C’est aussi une des rares personnes qui m’a montré une véritable attention et de l’affection depuis le décès de mon père en janvier. Tout se mélange surement. J’ai besoin de temps, comme dit le médecin. Mais j’ai tellement envie de vivre. Vivre à fond. Vivre en me débarrassant de mes peurs et angoisses. Vivre sans contrainte. Je veux dire, sans ma mère… C’est compliqué aussi ça…  

Je me lève et vais m’adosser au mur faisant face à Clayton.

- Tes parents, ils t’ont laissé devenir tennisman sans souci ? Ça ne doit pas être simple comme vie. Tu fais combien d’heures de sports par jour ? Tu sais avec papa on adorait regardé Rolland-Garros, et même les autres tournois du Grand Chelem, comme aussi la coupe Davis et la Fedcup. Je suis nulle pour jouer à ce sport, mais j’aime beaucoup regarder. Il y a de sacrées performances. Tu vas faire des tournois prochainement ? J’aimerai bien venir te voir jouer.

C’est le sourire aux lèvres, que je change de sujet (ou pas). Finalement me rendre compte de la vie des autres et leur façon de la mener, m’aide aussi à éclairer mon propre chemin de vie. Et j’ai aussi envie d’en savoir plus que le jeune homme qui écoute mes états d’âme sans broncher depuis tout à l’heure alors qu’on ne se connait pas.

Bien que je sois en tenue légère, je me sens bien. Je retrouve le sourire. Et avec un garçon à peu près de mon âge. C’est une grande première ! Peut-être que si c’était un hétéro, je ne serais pas aussi à l’aise. Mais franchement je m’en fiche. Je sais que si ça avait été une fille, je n’aurais jamais été à l’aise. Trop de réminiscences de mon harcèlement restent ancrées en moi.
Et puis Clayton est si à l’aise que je crois que c’est communicatif. J’en viens même à essayer de blaguer. Il est clair que si je pouvais rencontrer un garçon aussi sympa qui s’intéresse un peu à moi, pour m’aimer comme je suis sans vouloir me fondre dans un moule, j’aimerai bien qu’il lui ressemble, humainement parlant. Mais bon là, c’est du domaine de l’utopie générale !
En tout cas, on est sur la même longueur d’onde. Moi aussi je pense que personne n’a le droit de décider pour moi ce que je veux faire de ma vie. Et même si j’ai encore du mal à trouver mes repères, je prépare mon indépendance avec conviction. Et c’est ce regard que j’affiche à Clayton en acquiesçant pour répondre à ses propos.
Et sa réponse à ma petite question blague est tout aussi sur la même longueur. Il a compris que c’était un peu d’humour et ça me remplit de joie : je n’ai vexé personne ! Je progresse vraiment ! Et je serre sa main comme un merci de m’avoir comprise.
Et je lui explique pourquoi je me sens si mal avec mon corps. Je sais que j’ai beaucoup de blocage psychologique. Mais en avoir conscience ne les retire pas pour autant. Je livre beaucoup de moi à Clayton. J’en suis la première surprise. On ne peut pas dire que parler de tout ça avec un mec que je connais depuis 20 minutes est censé. Surtout que même au psy que ma mère m’impose tous les 15 jours, je n’en dis pas autant. Je ne l’explique pas. Mais là, maintenant, dans ce vestiaire, près de ce garçon, je me sens plus à l’aise que dans ce cabinet. Et puis Clay a un don : il me comprend. Quoi que je dise, ses réponses sont en phases avec mes sentiments. Il ne me juge pas, ne me revoit pas mes questions. Il exprime les choses avec simplicité et fait mouche.

Je l’écoute religieusement enfoncer ces filles qui m’ont démolies, me dire aussi que Jahed n’est pas un mauvais homme et que j’ai le droit de l’aimer. J’aime moins qu’il me dise que je dois faire le deuil de son amour, mais je sais intérieurement qu’il a raison. Surtout si je veux garder Jahed dans mon entourage.
New York va m’aider ? Là je hausse un sourcil. J’y crois très moyennement. Mais je dois admettre que je n’ai jamais eu autant d’amis sincères, de copains-copines qui ne me jugent pas comme le « petit génie asocial », que je n’en ai jamais eu en France. Il y a peut-être du vrai là-dedans. Quentin m’a dit un truc similaire. Je vais peut-être commencer à y croire.
Prendre le temps de bien faire les choses ? J’acquiesce avec le sourire. Ça c’est ma philosophie de petit génie qui décortique et analyse tout. Et ces dernières semaines, je pose beaucoup d’idées et d’envies dans mon petit carnet. Peu à peu, certaines choses prennent leur essor dans ma tête.

De ce fait, j’ai envie de comprendre comment Clayton a pu devenir tennisman. Pas que je doute de ses compétences sportives. Du tout. C’est plus sur le plan relation avec ses parents et le fait de ne bosser quasiment que ça de ses journées. Papa et moi nous adorions regarder les matchs de tennis. Il m’a même emmené plusieurs fois à Rolland-Garros et Wimbledon. Mais jamais il ne m’aurait laissé ne faire qu’une chose. Déjà aller au zoo tout le temps ou dans les refuges, ne lui plaisait pas. Il voulait que je fasse d’autres activités en dehors de l’école. Mais il a vite abandonné en voyant que je restais toujours à part, quoique je teste. Les humains ce n’est vraiment pas mon truc !
Appuyée contre le mur, j’écoute toujours mon nouvel ami avec attention. Et je comprends que nous ne sommes pas nés dans le même univers. C’est tant mieux pour lui, sinon il n’aurait peut-être pas pu devenir tennisman.

- Pour sûr que je vais te suivre à Wimbledon. C’est génial que tu y participes ! En tout cas, c’est un sacré engagement de se lancer dans une carrière sportive de haut niveau.

Et Clay fait mon bonheur rien qu’en me proposant de m’emmener le voir jouer. Ne serait-ce qu’en entrainement je serais vraiment ravie. Je sautille sur place, les mains ramenées contre mon menton.

- Merci ! Merci ! J’adorerai ! Après Wimbledon, je serais libre comme l’air. J’ai un mois de vacances pour découvrir un peu plus New York avant de reprendre les cours ! Tiens ! Je te donne mon numéro. Tu participes à l’US Open de Flushing Meadows ?

Je lui tends mon téléphone avec mon numéro affiché sur l’écran.

- C’est sûr que ce tournoi j’irai voir des matchs ! J’ai déjà acheté des billets. Un tournoi du Grand Chelem dans la ville où j’habite, je ne peux pas louper ça ! Et même si j’aurais aimé que papa voit ça aussi, je serais trop heureuse si je le fais avec toi. Que tu sois dans les gradins ou sur le terrain !

Pour une fois, l’argent « de poche » de mon beau-père me fait vraiment plaisir. J’ai hésité, parce que sans papa ça me fait mal. Mais il n’aurait pas aimé que je loupe l’occasion. Alors j’ai pris des places. Deux systématiquement par match que j’ai pu obtenir. Tant pis si je ne trouve pas d’accompagnant, j’irai quand même ! Comme c’est en journée, je ne devrais même pas avoir à le dire à ma mère !

Je crois que cette conversation totalement inattendue me fait vraiment du bien. Ne serait-ce que sur l’acceptation de mon physique ! J’avoue que j’ai encore une fois parlé sans filtre. Mais c’est plus fort que moi, quand je sens que j’ai la bonne personne devant moi pour avoir les réponses honnêtes que j’attends, ça sort tout seul. Et j’ai bien fait, non ? Clayton est un garçon franc et sympathique. En plus, c’est un tennisman. J’adore regarder ce sport. Bon clairement ne me demandez pas de tenir une raquette, ça risque de créer des incidents. Mais c’est le sport préféré de papa et nous regardions souvent les opens du grand chelem qui sont retransmis. On a même pu assister sur place à des matchs de Rolland-Garros et Wimbledon. Mais cette année… ça me rendait vraiment triste. Je ne me sentais pas de regarder l’open anglais. Mais peut-être bien que suivre Clayton me donnera l’envie. En tout cas, même si je ne peux plus assister à des matchs avec mon papa, j’ai quand même pris des places pour l’US Open de Flushing Meadows. Ça aurait été dommage d’habiter NY et ne pas en profiter. Mais là je crois que c’est au-delà de mes espérances.

D’abord j’en apprend plus sur mon nouvel ami. Je souris quand il m’apprend être issu d’une famille de sportifs de haut niveau. C’est vrai qu’on dit souvent que les chiens ne font pas des chats. Il en est un bel exemple.

- C’est chouette de naître ainsi. Tu connais les bons et mauvais côtés comme ça. Et puis je crois qu’il faut une sacré volonté et force de vie pour faire d’un sport son quotidien. Être sportif de haut niveau ça demande quand même une sacrée discipline. Et tu sembles l’avoir. Je suis certaine que tu as la volonté pour l’atteindre ce second tour à Wimbledon. Je te suivrais en tout cas ! Chaque match !

Evoquant alors mes billets pour l’US Open, je propose à Clayton de m’accompagner si jamais il n’y participe pas. Mais au fond de moi, j’espère qu’il sera sur le cours de tennis et non dans les gradins.

- Merci ! Je te souhaite vraiment d’y participer. Moi j’ai hâte de découvrir cet open que je ne connais pas beaucoup. Il n’est pas toujours retransmis en Europe. Et puis assister à un match sur place c’est tellement génial !

C’est avec ma spontanéité habituelle que je lui donne mon numéro de téléphone. On dirait un remake de ma rencontre avec Quentin ou Odeline. Mais depuis mon arrivée dans ce pays, j’apprends à me fier à mon instinct et pour le moment je fais bien. Alors pourquoi m’arrêter ? Et Clay ne rechigne pas à m’échanger son numéro, puisqu’il m’envoie un message aussitôt. Je m’empresse de l’enregistrer dans mes contacts avec le visage barré d’un immense sourire.

- Merci ! Et interdiction de commencer le tournoi dans les gradins, monsieur ! Je veux te voir sur le terrain. Mais tu feras attention à toi, d’accord ? Je ne connais pas ta préparation physique et tu as l’air plus qu’en forme, mais ne démesure pas tes forces. Te blesser ça serait vraiment con !

Je lui dépose une bise sur la joue.

- Je vais te laisser. Merci encore pour ton aide. Pour le chat. Pour toutes mes questions. Pour ton honnêteté. Enfin bon, merci pour tout ! Tu es un type génial ! Je suis contente de t’avoir rencontré. Je t’enverrais des messages d’encouragement pour Londres. Je suis à fond derrière toi ! Bonne fin de journée Clayton. On se revoit après Wimbledon. Je veux que tu me racontes tout !

Et c’est avec le sourire et la banane que je laisse mon nouvel ami dans les vestiaires. Evidemment il fallait que des gens soient présents maintenant dans le couloir. Le feu me monte aux joues de me retrouver dans cette tenue devant eux, sans parler du fait que je sors du vestiaires hommes. Mais bon c’est fait. Et personne ne m’interpelle, me laissant rentrer chez moi. Tout ce que je retiens de cette échappée folle c’est que le chat n’a rien de grave et que je me suis fais un ami d’à peu près mon âge. La roue tourne peut être…